dimanche 21 février 2010

Libellules ... et résilience.

L’enfant avait découvert une nouvelle école.
Une vraie, celle où l’on apprend à déchiffrer, pas comme la maternelle d’avant les évènements. La maîtresse était compétente mais sévère, elle usait parfois d’une longue règle pour taper sur les doigts des récalcitrants, qui se retrouvaient alors à genoux devant le tableau et l’estrade. Cette école, à l’entrée du village, on pouvait y pénétrer de deux côtés. Côté route, par un portillon de fer et une longue et étroite allée bordée de buis taillés, amenant directement devant les classes, portes et fenêtres alignées comme au garde-à-vous. On pouvait aussi emprunter la rue moins fréquentée qui débutait avec l’atelier du tonnelier pour aller jusqu’à la rivière. L’enfant préférait cette rue et le portail qui donnait accès à l’école, au niveau inférieur,  par la cour de récréation. Dans cette cour se trouvait un arbre taillé en cépée où les «grands» s’essayaient au théâtre. Comme un sas, comme une halte souriante et rassurante avant l’entrée en classe... Et puis cette rue, c'était celle empruntée avec sa mère, le dimanche, aux beaux jours, vers la rivière où l'on pouvait poursuivre les libellules bleues et vertes, en prenant garde à ne pas glisser sur les galets recouverts de mousse.
Les libellules !... Toute sa vie,  elle aimera les élégantes libellules …

L’enfant avait aussi découvert une nouvelle maison.
Au dernier étage d’une vieille demeure, deux pièces accessibles par un grand et sombre escalier. Le strict nécessaire, une cuisine et une grande chambre. Du côté opposé au lit, devant la fenêtre, quelques marches de bois donnaient accès à un grenier, réduit mangé sur une grande partie de sa surface par la protubérance de la voûte du grand escalier. Un endroit dangereux : une fenêtre carrée, presque au ras du sol, une très belle vue plein sud sur le village et la campagne. Mais un endroit magique, tout chaud de soleil, un abri pour jouer et oublier le monde .
Cette année-là, le Père Noël de maman avait apporté une petite mallette de carton bleu. A l’intérieur, retenus par des élastiques, une poupée et ses vêtements: promesse de jours et de jours de bonheur… Le Père Noël de papa avait, lui aussi, fait fort : un berceau alsacien d’osier ajouré, avec des roulettes. La grand-mère en avait confectionné tout l’habillage, avec un joli tissu bleu à fleurettes. Oui, mais les instructions étaient  claires :  les cadeaux ne voyageraient pas !... Poupée et berceau vécurent donc leur vie de jouet, chacun de son côté, à des kilomètres l’un de l’autre, passant entre les mains de l’enfant au gré des vacances réparties par Monsieur le Juge.
Elle était toute jeune cette mère, guère plus de vingt-cinq ans. Elle venait à peine de s’extirper d’un quotidien de violences, et devait tout ré-apprendre pour s’essayer à une nouvelle vie. Chercher du travail, en trouver - mais à la ville distante de quelques kilomètres. Chercher un vélo - mais pas trop cher et avec un porte-bagage, le "bagage" c'était l’enfant. Accepter de travailler sept jours sur sept, le dimanche pour compenser tous les repas de midi que prenait l’enfant à la table des patrons.

Ce n’était pas le luxe, évidemment. Mais l'enfant se savait aimé. Cosette et les Thénardier ne faisaient pas partie du paysage !

Le seul mauvais – mais alors, très mauvais - souvenir, qu'il lui reste, c’est celui né du sentiment d’abandon qui l'étreignait lorsque sa mère rentrait tard le soir.
Car c'était sûr, ce soir, elle ne reviendrait pas !…
Et c’était alors des pleurs et des galops à travers le petit espace. Ouvrir la fenêtre du grenier, guetter et scruter la silhouette de chaque passant dans la ruelle en contrebas. Dévaler les marches de bois et repartir en courant vers la porte. Sangloter et hoqueter plus fort en étreignant la poupée…Cet effroi avait la couleur du noir de la nuit qui arrivait, et la froideur du carrelage humide sous les pieds nus… Se taire enfin à l’écho des pas dans l’escalier, sur le palier, et de la clef qui tourne dans la serrure. Vite au lit et faire semblant de dormir.
Le lendemain, tout nier devant les voisins donneurs de leçons. Surtout ne pas se plaindre, ne rien dire à ces voisins en embuscade, prêts à cafter à l’assistante sociale, à Monsieur le Maire, à Monsieur le Juge peut-être…

Des années après, découvrir dans un livre le mot résilience .

Des livres ?  Boris Cyrulnik, bien sûr.

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